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Monde jumeau

Extraits

Terre de Feu

Belle baie
lourds nuages hermétiques échoués
plus haut encore
les cirrus accumulés
Lunus dégage une cigarette du brasier
Les marins d'un baleinier japonais
accostent la grève irrésolue
le dernier rivage la zone franche
et se dirigent droit
vers l'auberge Ona
absente du Lonely Planet
où les putains résignées les attendent
poitrines tombées
bouches amertumes
Le dinghy et le staccato de son moteur
atteignent la digue
débordés par les vagues d'étrave
qu'ils ont conçues
Les putains vérifient leurs lèvres et leurs lèvres
Le canot est amarré sous d'impétueux dessins
Tout penche à l'ouest
hormis le roulement de nuages qui
épongent la terre et s'épanchent
de l'oreille à la bouche de Lunus
fredonnant amer tu me
tues

En face de Belle baie et
de son nom indien
il y a un rocher puis
un point des cartes
où s'accouplent les méridiens.

Chaco express

Chaco l'aube gorgée d'ambre puisant des forces au nuage âcre de la nuit là sur le toit de l'auberge calamiteuse tenue par des Coréens hispanophones et louches avec leurs doigts empressés à choyer des liasses et l'air exsude à travers le parc central d'Asunción fossilisé au maté-menthe de la paresse pendant que je fuis nomade le baiser d'une sainte je fuis affaissé sur le sol indifférent d'une gare pavée au tumulte du cycle des départs des adieux en bout de course mais le mal est fait les dégâts irréparables là deux princesses semble-t-il deux dames de nulle part et dépouillées narguent les voyageurs en refusant de vendre le pain qu'elles ont dérobé aux étals impertinentes au cœur du toujours maintenant de ces pures secondes que nous saignons le mien en échange du vôtre une Indienne guarani échappée des missions et des ravages une métisse blonde et terreuse hors des chemins en la vie sombres et douces fascinées par l'or suspendu à mon oreille ajo et sa signification elles me demandent si je fus percé par le châtiment des nuits mal jouées elles sont dures comme l'obsidienne nobles et rebelles comme Tupac Amaru assiégeant Cuzco érigé haut à l'heure des séparations comment vous oublier jusqu'à la frontière vous emmener princesses libres des liens comment vous multiplier de moi aux dieux alors que le train recule elles convolent avec l'aube achevée et ses flaques Chaco express.

Puerto Natales

Je vagabonde sans but aux tempes fatiguées
des chemins qui mènent de la cendre à la soif
je crois que je tombe imperceptiblement
chaque jour un peu plus loin de moi
sous la terre noire et l'argile récusée
éprouvant les issues négligées de la baie

La petite fille m'attend en lissant ses cheveux
déliés devant la pension le matin meurtri
et me suit des jours entiers peu importe
ce que dicte le hasard avec ses dés
Elle surplombe l'épaule de mon ombre
l'empêchant de s'exiler ombre qui ne dépose
aucune trace aux rampes des ruelles de Puerto Natales
sous l'aine de la liberté tranchante comme une maladie

La petite fille me fait don de son mutisme
elle renfloue mon deuil et laisse pendouiller
au bout de ses bras maigres une peluche
Qui de nous est l'enfant ?
Qui vêtu de hardes pleure en silence ?
Elle me suit neuf jours à distance égale
selon que l'ombre m'échappe ou au contraire
m'acquitte à mi-parcours du ciel
elle me suit de ces grands yeux nonchalants
chaque fois que je vais aboutir sur les rives
aux longues encolures du passage d'Ultima Esperanza
alors que les sommets érodés courbent l'échine
sous le joug déversant des glaciers
aux pulsations bleu scarabée

La petite fille au silence se tient dans l'angle mort
je peux deviner son unique sourire
quand je lutte contre les interdictions du vent
qui s'acharne sur ma cigarette
petite fille petite sœur j'ai retrouvé le chemin
en amont de la tristesse et de mes incohérences
aux humeurs vagabondes du temps précieux
tu survivras malgré le poison de mes plaies

Je dois partir demain (c'était hier) toucher les Andes
j'avance vers mon ange gardien
qui me permet d'approcher maladroitement
Le vent a forci s'il est possible
Elle sort une pomme de son linge
et des ses franges un masque
qu'elle dépose à ses pieds
Délimitant la frontière je parle dans ma langue
et ma bouche - Tu ne m'as pas dit d'où tu venais -
elle comble les aspérités de sa langue et de sa bouche
- Estoy rozando la eternidad - sur l'accent traînant
Je me détourne et j'aperçois avec le dernier regard
mon ombre masquée dévorant une pomme
La rive s'aventure vide.

Ballerine

Elle parmi les draps
épars sur les minutes apprivoisées
que retient l'espace clos par
les lignes et les creux entre les lignes
où se résolvent des lendemains

La rive d'un lac enlacée
à l'aurore brodée d'ors
plaide des circonstances
le matin fautif sur la marge
de ce lac rivé aux étreintes
l'amour âgé en amorce d'absence
Elle fume la fumée
que j'embrasse comme narguilé
atténuant des orages sur la mémoire

Tomber ou rejoindre la rive coagulée
la lagune les jours impotents
est-ce la déraison
pour laquelle tu t'appliques à
tirer les lignes du Yi-king
ébaucher ainsi les lendemains entre les vides
quand je me distribue à l'intérieur
du peu d'inflexions que tu me laisses
ma ballerine parmi les draps prémédités
est-ce par mimétisme que tu endosses
l'offense d'une robe hostile et sang ?

Content

Détruis-moi
amour, détruis-moi
tandis que je me répands avec la neige
sur les trottoirs on dirait le fleuve le lent poison
des villes-mondes ces tristes pavés murant
nos rages il n'y a rien à briser les jours
se livrent page à page je me confonds
mille excuses je ne voulais pas déranger pas de mal
tout va bien murailles balises barreaux

Détruis-moi
amour, détruis-moi
nous avions le choix entre tomber subitement
après avoir irradié nos haines d'appels au meurtre
puis finir entrefilet fait divers hideux quotidien
ou succomber doucement un pavé de plus
condamné à subir je me repens
renier ce que l'on célébrait se fondre à
la respiration tangible du fleuve et couler
indéfiniment sans faire de vagues bien escorté
par des berges rassurantes
Qui nous laisse le choix ?

Détruis-moi
amour, détruis-moi
je serai comme on voudra
à bout de forces c'était la parade j'ai vendu
mes secrets la ville m'avale et je suis vivant
je suis content content je vis
je suis content content.

Sahndra-Bhâbi

Et tu roules sur moi
et je roule sur toi

Jaunes nos étreintes
parmi les doigts du fleuve
où tes mains éperdument animent
d'impériales nuits écroulées
- ô voyageur, ô étranger -
Shandra-Bhâbi
surbaissée languissamment
m'emmène au monde jumeau
comme chaque chose évite
entre les pôles

C'est ton ventre qui avance
au matin délabré
la nuit s'est détournée de la boue
livrée aux marches de marbre
veine sur veine
puisant au puits des racines nouées
lunes glissées aube usée
les eaux souillées du fleuve
assiègent ta gorge
Shandra-Bhâbi
tes lèvres dessinent - pourquoi -
et ses saveurs quand
dérivant sous la canopée
mon cœur de mangrove
hurle et bondit
éloigné de la source comme des magies
Animal âme animée mal est loin
l'hiver s'est retiré d'orient
alourdi du butin dégoûtant
germes et indices
au cours de ton corps
Shandra-Bhâbi
tu me retiens prisonnier
de ce que je ne pourrai décrire
et de ton image que j'aime encore
sur le revers comme
ta chair m'enchaîne au monde reproduit
des lumières flétries

Déjà la nuit est de retour
tel le rêve du serpent
à la sinueuse essence

Chante
chante, Shandra-Bhâbi
- ô étranger, ô voyageur -
autour de la fontaine
roule sur moi.

Poèmes © Serge Delaive et Les Eperonniers

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Presse

« Parcours initiatique d’un poète aventurier, ce recueil délivre les clés d’un monde à la taille des rêveurs en quête d’étoiles complices. »
Pascale Haubruge in Le Soir.


« Des textes qui ont quelque chose d’oral, d’incantatoire. »
Guy Goffette in Le Carnet et les Instants.


« Il y a chez Serge Delaive, sous le fil d’un poème apparemment narratif… un grand talent à orchestrer une polyphonie, des voix opposées ou complémentaires, qui indique parfaitement le centre du propos : un grand désespoir, une grande générosité devant les mondes extérieurs et intérieurs. »
Eric Brogniet in Sources.


« Serge Delaive parvient, comme un Ritsos par exemple, à débusquer l’invisible au cœur du réel, à révéler le mythe sous l’apparente innocence d’un destin. »
Dominique Meurant in L’Effeuillée.


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Serge Delaive | Monde jumeau

Monde jumeau, poèmes, Les Eperonniers, coll. Feux, Bruxelles, 1996.