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Lacunaires

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Poésie des intervalles – plaisir subreptice du doigt dans la plaie

Un coup de cœur du Carnet

Serge DELAIVE, Lacunaires, Chat polaire, 2022, 97 p., 15 €, ISBN : 978-2-931028-21-6

la lune remplit puis vidange
sa panse indifférente dans la distance
et les soleils narguent nos sécheresses
voilà tout

Poète et photographe de la lumière et des ombres, Serge Delaive livre dans Lacunaires quatre déclinaisons des états de vie, de mort, d’amour et d’écriture, tous en lutte avec le temps. Son œil hyper-photosensible capture ici des fragments de ce qui est et ne sera plus, de ce qui fut et n’était déjà plus. Cailloux semés sur le chemin de l’espoir au milieu des défaites, comme des traces, des preuves, que l’invisible existe. Comme cet été en Italie (à Barcis Frioul neuf bars / trois cents habitants / allés de bar en bar pas plus loin) qui ouvre le recueil :

quand cet été admettra son principe passé
des participes en notre absence conjointe
au milieu de la confusion
moi le père évidé de ses enfants
je serai seul à croupir ensuite
mais l’été le sait-il et la pluie manque

En prise avec le passage du temps, les frontières de la vie et de la mort comme les paysages s’effritent, exsudent leur porosité. Tout un tas d’interstices se signalent au poète, l’accrochent, le happent, le menacent.  « Accéder à ce qui ne peut se voir », « à ce qui ne peut se dire » : telle est l’obsession delaivienne. On y arrive « à travers l’esprit et le poème », à saisir les signes de ces lacunes, ces endroits où la pulpe du monde pulse écorchée sous nos pas. C’est tout un art de lécher les fissures en s’y fendant la langue que Serge Delaive met en œuvre, « à travers la pratique et les défaites ».

Il est trop tard une simple fissure
a renversé la construction de notre fiction
et promulgué l’incohérence des ruines

Pratique de la mise en lumière de l’illusion – délétère, mensongère. Une succession de noyades dont le texte porte l’empreinte des résistances, des plis de l’eau quand on s’y débat. Lacunaires met en joue et exhibe ces instants où la fiction est trahie, où on soulève les « masques instables du réel ». Où se rappelle à la conscience la finitude de soi et du monde – que le mot « extinction » fait brûler de l’intérieur. Conscience qui accède dans ces textes à une nouvelle forme de perception, puisque la loi quantique régit les mondes qu’harponnent le poème, que se multiplie et se diffracte encore la sensation de soi : Sous ma peau errent des foules / chaque corps porte mon visage. Repassant devant les miroirs qui rongent petit acide le plâtre de l’existence, le poète « à la silhouette de hibou » compose une grammaire de l’insomnie qui dit en contrepoint aussi la force des pulsions de vie.

je m’échine et m’échinerai à survivre
vivre restant à ma connaissance
de participe présent
la méthode de survie la plus efficace

Langue cisaille, qui caresse les images avec son sang – car même dans les mélancolies et les terreurs que le poème révèle, les vers s’offrent à la pupille qui les lit dans le plaisir du rythme et de la beauté, dans les mouvements vampires de la chair dans l’amour – et celui (plaidons coupable) de mettre le doigt dans la plaie.

le sang je le sue
par chaque pore
depuis la mort longtemps
d’où je descends

Poète pirate qui conjugue l’infini des chutes où nous butons, noyé perpétuel en sursis, malicieux et désarmant de sincérité (comme le montre l’autoportrait au miroir qui ouvre la dernière partie du recueil), Serge Delaive écrit en écho à un monde menacé de disparaître, appelant à contrer les « topographies amollies de nos esprits », à la désobéissance encore. On lui appliquera ce précepte mutin et, par conséquent, on ne le croira peut-être pas quand il affirme : « je n’écrirai plus ». D’ailleurs, ne se pirate-t-il pas lui-même ?

Je n’écrirai plus
raison pour laquelle j’écris
malgré tout à foison
(…)
je crois en chaque mot
de chaque langue
voici tout ce que j’ai à dire

 

Maud Joiret.


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Serge Delaive | LacunairesLacunaires, poèmes, Le chat polaire, Louvain-la-Neuve, 2022.