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Saumon noir.

Extraits

On sait le récit du saumon. La mythologie allégorique du poisson né dans les eaux douces, une existence circulaire guidée par la seule obstination de la naissance à donner, de la mort à recevoir en échange, la descente depuis la frayère par rivières et fleuves dans des grands nord jusqu’à la maturité sexuelle parmi mers et océans avant la remontée légendaire semée d’embûches, au bout des forces, pornographie de la souffrance et de l’obstination, sauts gigantesques à contrecourant dans les eaux pareilles jusqu’à la même frayère, retour à la maison, au sein du liquide amniotique de la mort qui succède à la vie distribuée afin que le cycle sans fin se perpétue. Naître c’est entrer, mourir c’est sortir. Une Odyssée frénétique avec la mort incluse dans la naissance en conclusion, à vif, au cordeau, sans les prétextes Pénélope ou Télémaque. Le processus de la Fin de l’Histoire incarné dans la chair rose. Voire. Telle la naissance des feuilles, telle celle des hommes. Tu puises aux mots très vieux, ceux-ci cette fois : il y a des feuilles que le vent répand à terre, mais la forêt puissante en produit d’autres, le printemps revient. Ainsi pour les hommes : une génération naît, l’autre finit. Des mots très vieux surgis des limites orales puis transcrites de notre temps. Ensuite tu penses : saumon noir, entre les deux formes de toute existence, la spirale et le cercle, tu as choisi le second terme.

Tu penses aussi : saumon mon frère, le sens de la vie est qu’il n’y en a pas, sinon celui de l’orientation.

On connaît moins l’exception du genre, l’espèce ouananiche (« petit égaré » en indien montagnais), plus communément identifiée sous le nom de saumon noir en raison de sa couleur dorsale, répandue en Amérique du Nord et en Scandinavie. Emprisonné dans les terres après la dernière glaciation, le saumon noir parcourt des trajectoires en eaux vives sans toucher les mers. Depuis la dernière glaciation, les torrents, les rivières ont creusé des lits qui versent à la mer. Quelques saumons noirs s’y aventurent, pourquoi lui, pourquoi justement cet individu-là ou cet autre ? Mais le gros de la troupe demeure captif des terres, privé d’océan. Et tous rejoignent l’endroit primordial pour clore le cycle : ponte et fécondation synonymes de désagrégation ; la chair en décomposition nourrit les alevins. A quel point le saumon noir, ton frère jumeau au règne animal, est-il capable de haine envers cet endroit qu’il aime ? Quelle impulsion aimante l’aiguille de sa boussole ? Là où il se rend il est né avant de partir en voyage, là où il se rend d’autres issus de lui vont naître, là où il se rend il va mourir et il le devine. On sait le récit du saumon. On sait aussi le saumon noir. Tu es encore de retour à Herstal. Il pleut. Tu veux prononcer chaque nom de rue, chaque dénomination d’endroit, chaque prénom correctement. Tu dois les prononcer à haute voix ; c’est important.  

 

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Herstal est un des sept lieux du monde. Celui où tu avances vers l’origine, celui où tu retournes vers l’avenir. Tu n’as pas le choix, Herstal est infligée dans ta chair comme dans les fibres de tes neurones. Aujourd’hui, tu es seul et ça te pèse, ça pèse le poids du monde multiplié par sept. Tu cherches un remède ; tu prends ta voiture et tu roules. Aujourd’hui tu ne franchiras pas de frontière. Tu t’es souvenu de Paul Saigne, ton ami disparu de la ville où tu fus, ton ami qui, peut-être, fut toi aux franges de ta conscience. Le souvenir solidifie une silhouette fictive, assise sur la banquette arrière, arrêtée entre les spéculations et les oscillations harmoniques dans l’incurvé du temps ; quand tu regardes furtif le rétroviseur, quand tu tournes la tête dans l’attente que le feu passe au vert, il n’y a personne. Personne et la sensation confuse d’une présence. Paul Saigne : l’indice que tu dois t’arrêter à Herstal, traîner à Herstal, un des sept lieux du monde, ce monde qui pèse sur tes épaules aujourd’hui.

Le ciel ne promet rien. Peu importe. Tu es le saumon noir, tu hantes tes propres traces pour argumenter le présent du futur, cette conjugaison à construire. Herstal signifie un voyage concret dans le temps, dans ta conception intime du temps, cette ligne que nous postulons, parallèle à l’étroitesse de notre logique. Pour toi, ce qui advient ensuite cause ce qui précède. Durée et causalité ne dessinent pas de lignes droites, évolutives. Elles sont l’image mobile qu’un kaléidoscope recompose et décompose face à la lumière. Les conditions de ce que nous appelons passé ou présent sont inscrites dans ce que nous nommons le futur, te dis-tu. A Herstal de tes demains comme hier, tu touches au plus près cette conviction sur les briques et dans les ciels en fuite. Au volant de l’Opel Astra, tu quittes Liège où tu vis à présent depuis longtemps déjà, la ville qui s’étire en cercles concentriques dans ses périphéries, habitations accumulées. Un panneau indique la limite.

Te voici à Herstal. Imperceptiblement, la métamorphose physique du décor s’impose. Ta pensée énonce : la banlieue si ce ne sont les alentours. Par la rue Hayeneux, des façades s’écroulent. Si ton besoin de consolation est impossible à rassasier, tu as reçu en héritage un point fixe sur la terre ; Herstal, le moyeu de la roue qui tourne et t’éjecte simultanément vers les six autres lieux du monde ; Herstal, l’environnement de tes deux premières décennies, le cadre dans lequel tu t’es construit, ta totalité aux moments clefs de l’enfance, des mystères et des secrets essentiels, archaïques, à l’abri des nombres transformés en sonorités, de leur dictature, âme parmi les âmes parallèles qui se rejoignent en un point situé à l’infini, bien plus loin que les sept lieux du monde.        


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Serge Delaive | Saumon noir.Saumon noir, récit et photos, exemplaire zéro, visible et consultable à la Maison de la poésie d'Amay dans le cadre de la Trilogie contemporaine Arts & Métaux, Province de Liège, 2016.