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Nocéan.

Extraits

Premières pages.

 

 

 

Elle et moi sur les quais de halage, le long des darses, en escorte du fleuve. Elle et moi dispersés dans les villes qui nous enchaînent. Elle prend ma main. Un geste distrait, une exigence légère. Son profil gauchit l’intention des nuages. Ses cheveux flottent devant l’eau. Elle me précède d’un pavé, d’un pas peut-être. Une veine palpite ; le vent du nord découvre la nuque, la chair pâle, tendue, l’illusion des muscles. Elle avance nonchalante, le regard incliné. Le contour de ses lèvres amorce un sourire, une allusion désinvolte, énigme sans conséquence. Ici, la lumière fléchie fuse, désigne des pépites dans les iris. Un tressaillement parcourt son cou. J’ôte ma main. Je sais que j’inciserai sa chair. Que je boirai son sang.  

 

~= 

 

 

 

Elle, je l’ai connue à New York, dans le sud de Manhattan. Ou peut-être était-ce dans l’archipel des Açores, à Faial, dans une maison basse proche de l’anse de Porto Pim. Pourquoi traînais-je là plutôt qu’ailleurs ? Fallait-il que j’erre pour finir désespère et que rugissent dans les parages les vagues atlantiques ? Hémisphère nord encore, mon unique destination pour amorcer destin. A New York, je rendais visite à un ami décisif, capable de silence. Ailleurs où nous étions, au hasard des rues, il y avait une fête, un vernissage dans Franklin Street. Des invités fumaient sur le trottoir. J’avais vidé quelques verres de bourbon avec Emmanuel Zorn qui avait préféré regagner l’hôtel, tenir debout au travail le lendemain ou bien était-ce aujourd’hui ce jour-là déjà. Ignorant les peintures mille fois vues, je suis entré sans préméditation dans la salle trop éclairée. Personne n’a prêté attention à moi, déguenillé. Eux : fringues chics, expirations mâles et gutturales de l’accent américain. Sauf elle, affolante parmi les filles impeccables, les filles en plastique. Pourquoi son regard m’a-t-il épinglé ? Pourquoi moi précisément ? Précisément. Le seul mot qu’elle ait consenti plus tard, beaucoup.

 

 ~ 

 

 

 

Bustier aligné au-dessus du nombril, short ajusté aux courbes, elle se lève dans son pyjama violine. Les tétons abondent contre le tissu depuis les pôles désaxés des seins, victoire légendaire contre la pesanteur, invitation de vigne sauvage. Je viens par derrière où mes mains appellent, marchand maudit soupesant le velouté d’une peau dont il ne pourra se vêtir. Les mains glissent, les doigts s’écartent pour que jaillissent les bourgeons. Une raideur irrépressible gonfle ma queue. Je pourrais tuer si mon coudrier devait échapper à la source. Elle s’abaisse. Le short atterrit dans un angle de la pièce. L’appendice qui me guide rencontre sa résolution. Mes mains désemparées fouillent l’épiderme, ses exubérances, reviennent insatisfaites. Elle se retourne, adossée à la table, afin que nous fassions face et que nos regards soufflent sur la braise. Mais j’ai ensemencé sans prendre en compte la terre. Je suis vide, j’ai jailli. Nos liquides immiscés dégoulinent sur une faiblesse blanche, l’intérieur de sa cuisse, souillure homogène dont mon amour ne s’est pas emplie, réduite à l’état de récipient d’un désir violent.   

 

 ~

 

 

 

Elle n’était pas là. Puis il y eut un moment. J’ai perdu la mémoire d’avant cet instant mais je me souviens en lambeaux que j’étais égaré, une feuille dans le vent d’automne, une feuille dans l’automne splendide et les flèches de l’hiver me transperçaient. J’errais dévasté, défait, démâté. Animal meurtri, je parcourais la terre grasse, je reniflais l’humus, mes ongles fouillaient le sol. Je frottais ma peau à vif contre les écorces. Le sang suintait et ça me plaisait. Du moins le croyais-je. Elle n’avait pas d’existence, pas même l’éventualité d’une existence. En moi, une douleur sourde occupait l’espace de mon ventre, une douleur dense ajoutée au sifflement continu dans mon oreille. J’éjaculais entre les racines, j’enculais la terre. Aucun arbre ne comptait, aucun ciel ne valait le ciel. Et le vent toujours mauvais charriait des cauchemars, les images crasseuses de mes nuits ajournées. Voici ce dont je me souviens : elle a murmuré mon prénom. Aussitôt, j’ai perdu la mémoire. J’avais trouvé un chemin à travers les éclats roux de l’automne.

 

 ~ 

 

 

 

Nous roulons depuis la côte ligure. La route en lacets nous mène à travers le champ de mines des jours perdus. Nous avons heurté les piémonts après la cité balnéaire traversée sans un regard pour l’opulence des façades, les richesses factices de nos délabrements. Elle avait dit conduis-moi vers nulle part. Dans l’habitacle, la musique épouse le rythme serpent de l’asphalte. Les arbres accélèrent le ciel. La scansion des ombres épuise le relief. Elle dit je ne souffrirai plus jamais plus. Dans sa bouche jamais déguise un chant aussi rare que celui intitulé toujours. Pourquoi cette répugnance à utiliser les adverbes définitifs ? Le vent qui s’engouffre par la fenêtre emporte sa voix, soulève sa robe, découvre ses jambes, l’absence de petite culotte. Septembre parfume ce qui vacille. Sur une crête, la corniche étroite, dépourvue de garde-fous, balance entre les précipices qui guettent de chaque côté. Nous roulons sur un fil. Elle dit regarde, nous sommes des funambules. Aucun regret, aucune hésitation sinon ce serait la chute. Ce serait la fin, dit-elle. Ses cheveux dansent autour de son visage. Ma main droite explore la soie de son pubis. Mon doigt le plus long soulève le pistil sous la rosée. Je débraye. Sa main gauche change les vitesses. Au-delà de la carrosserie, un bras indolent s’oppose au déplacement. Mon regard s’implante dans le ruban gris d’une ascension. Arrêt Monte Bellenda. Derrière le pare-brise, les villes s’allument, un rivage éparpillé ignore la frontière. Et la mer grimpe plus haut que le sommet à peine atteint.

 


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Presse

"...Dispersion et réunion sont des rimes riches dans une prose poétique où le rythme soutenu se brise, renaît en une danse sauvage des mots épousant les gestes... La réunion on l'a compris est physique et l'ancrage d'un corps dans un autre annule en grande partie les déplacements dans les paysages, puisque les peaux et les regards ne sont affamés que d'échanges entre eux... Nocéan est un livre liquide autant que solidement planté dans les relations physiques. Il emporte, avec ses personnages, par-delà barrières et frontières."
Pierre Maury, in Le Soir, 30/4/2016.

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Serge Delaive | Nocéan.Nocéan, roman, Maelström Revolution, Bruxelles, avril 2016.