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Meuse fleuve nord

Extraits

Derniers vers :

....
je me souviens par bribes d’autres vers de Péguy

déposés dans une œuvre non maîtresse
intitulée Jeanne d’Arc à Domrémy
où je suis passé il y a tellement de vers
quand le fleuve nord n’était encore qu’une rivière
Meuse adieu j’ai déjà commencé ma partance
en des pays nouveaux où tu ne coules pas
cher Charles excès d’emphase dans mon extase
je reviens depuis le fleuve à la Mer du Nord
que la Meuse derrière sa haute barricade
nourrit en des aller-retours de nacelle
dont je descends puisque la grand’ roue
interrompt sa circonférence et je me vois
soldat irrégulier d’une armée vaincue
cavalier las posant pied à terre à la vue des eaux
j’ai atteint l’endroit où plus rien ne sera cité
sinon mes vers que j’assèche dans ce carnet
la Meuse fleuve nord a fini son chemin
sur un point du cercle où le chemin commence
Meuse qui se dilue goutte à goutte dans le goût
amer de la mer et des larmes qui montent
et souillent les pages du livre noir et rouge
cette existence que j’arpente sauvage
en dernière instance les pages
d’une mémoire trouée j’étends mes ailes
je suis l’oiseau pélagique saisi au vol
à l’horizontal de son regard
davantage intérieur dans l’air agrandi
davantage que soi dans son jaillissement
en quête d’un futur noyé par le liquide
réfutation des terres l’océan sera mon humus
depuis le sommet de la pluie
comme pour tous ceux qui s’allient à l’eau
et je pisse dans le ressac sur le sable dur
façon d’amener par principe mon affluence
— je quitte l’estuaire  je roule d’une traite
tranchant à vif dans la carte de mes déroutes
jusqu’à Herstal auprès de mes sœurs
pour fêter en famille l’anniversaire de Lisa
Herstal petit aval de Liège où la Meuse amovible
cette salamandre s’est insinuée en moi
ne m’autorisant sur la route qu’un seul arrêt
en Zélande dans une auberge miteuse
isolée en bordure d’une interminable bande de bitume
propriété d’un ancien soixante-huitard
au regard délavé fini sous les rides
épaules tombées chevelure filasse
qui me sert une soupe puis un Lagavulin
whisky au goût de tourbe et d’iode
la boisson erronée le paradigme en synthèse
de la Meuse fleuve nord et des bières amères
dans ce décor d’un âge révolu
rempli de promesses désossées
reliques de VW Camper aux murs
ce véhicule des libertés enfuies
un match de foot sur l’écran géant
gesticulations dérisoires face au silence
mélancolique du tenancier accoudé au bar
qui malgré l’interdiction partout affichée
fume une clope m’en propose une
derniers relents d’une très vieille révolte
que je sache la route ne portait pas de nom
et l’auberge solitaire pas de numéro —
à la source la Meuse fleuve nord
dessinait-elle un projet
s’est-elle souciée de ce voyageur furtif
au long des mille kilomètres presque
mais pas tout-à-fait mille elle est discrète
la Meuse fleuve nord elle est modeste
inclinée en son fabuleux trajet
je suis métal matière fondue en son esprit
la totalité des heures soumises
à son présent alchimique
je ne me souviens de rien
pas que ce soit déni de moi
plutôt mystère de notre sorte
soi-disant intangible aux limites de nos corps
alors que nous sommes le monde en ses déplis
et ses saignées la Meuse m’a pris
devant la mer je repousse l’horizon
de la pointe de mes chaussures
ma mémoire sombre à l’envers
dans la pâte abstraite d’une peinture
une huile inachevée en aplats de spatule
c’est le ciel reflet volatil des fleuves
des terres des océans qu’il a épuisés
calligraphiant sans hâte et ductile
l’alphabet d’un cantique spirituel
une vie lestée d’un clignement
fracassé par la vitesse de la lumière
au-delà de notre nuit obscure
qui se creuse violemment.

 


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Presse


"Parlons bien et parlons peu : Meuse fleuve nord est formidable. Capable, si on se laisse aller, si on se laisse bercer par ce long « poème-fleuve », de nous emporter bien loin, tout du long de ses 50 pages et de ses 1284 vers. C’est que Serge Delaive n’a pas ménagé sa peine.

On pourrait croire, à la vue de son titre, que ce livre sera une traversée géographique, un voyage dans un territoire, un espace. Et, d’une certaine manière, il l’est. Dans Meuse fleuve nord, on suit un parcours, depuis la source du fleuve jusqu’à son embouchure. Les noms de villes et villages y sont égrainés. De petites vignettes de quelques vers, extrêmement précises, décrivent les entités évoquées. Il y a aussi une attention à ces lieux de nature, ces friches industrielles, ces ruines, ponctuant ci et là l’espace entre deux villes ou bourgades. Puis, il y a Liège, bien sûr, et Herstal surtout, ville première. Ville d’enfance de Serge Delaive. Ville où s’est faite, à l’insu du poète, l’incorporation. Ville où, littéralement, le fleuve s’est fondu en lui.

« ici à Herstal […]) / fleuve nord […] / corps étranger recouvrant mon corps / peau contre peau œil dans l’œil / imaginaire contre réel lorsque j’y plongeais / […] / je me baignais aux jours insouciants dans la crasse / emporté par le courant puissance invisible / dans les merdes des égouts la pollution des usines / les rats énormes louvoyaient entre les rejets / entre les déchets conjugués à l’imparfait »

Bref, on est loin ici du guide touristique. Loin d’un simple « listing » de lieux. C’est que ce Meuse fleuve nord, Serge Delaive le porte en lui depuis longtemps. En a repoussé l’écriture pendant longtemps. Comme s’il lui avait fallu attendre la cinquantaine pour enfin se mettre à l’ouvrage, composer un vaste poème « archaïque », sauvage, complexe, écrit pourtant « à l’intuition » – je veux dire : écrit sans autre plan que celui de mêler diverses strates, la géographique, bien sûr, mais aussi celle des souvenirs personnels, des petites aventures et des rêves où l’on s’« observe d’être capitaine d’un radeau très submersible » ; celle où se trouvent évoqués les amis et les proches en écriture – Karel Logist, notamment, Arthur Rimbaud, bien sûr – ; celle où la Meuse prend des allures de vieille chose mythique, de Styx, par exemple, ou de grand corps vivant, serpentin ou humain ; celle où l’on se rappelle d’instants vécus ailleurs, dans d’autres lieux, d’autres temps, d’autres voyages, à Paris, ou sur l’île de Chiloé ; celle parlant de l’écriture, évoquant la nécessité de composer Meuse fleuve nord en deux parties, l’une écrite, l’autre photographique ; etc. On n’en finirait pas de dresser la liste des couches diverses, se croisant et s’entrecroisant, se tissant l’une à l’autre. On n’en finirait pas d’évoquer les échos qui se jouent de l’une à l’autre.

En retenir ceci : Meuse fleuve nord est un écoulement continu. Un poème sans ponctuation. Sautant allègrement d’une strate à l’autre. Nous emportant dans un mouvement que l’on voudrait infini. En retenir encore ceci : Meuse fleuve nord est un poème d’instants et de durée. Ajoutant ainsi habilement une couche de temps, de mémoires diverses, à l’espace traversé. Densifiant ainsi le voyage, la longue glissade du plateau de Langres à la Mer du Nord. Doublant, en quelque sorte, le voyage physique par un voyage dans le temps. Dans les souvenirs personnels comme dans la mémoire vieille, « archaïque », de l’humanité – mémoire qui s’éveille lorsqu’on se frotte aux éléments, aux « premières matières », l’eau, les terres, les glaises, les vieilles épopées, etc.

En retenir encore ceci : dans Meuse fleuve nord, il y a ce qu’on lit, il y a ce qu’on regarde. D’un côté, le long poème où l’on comprend combien un « fleuve dessine l’esprit ». D’un autre côté, les photographies qui lui font suite. La plupart sont de Serge Delaive lui-même. Elles n’illustrent pas le poème, bien que certaines évoquent un détail, un lieu dont parlait le texte. C’est que Serge Delaive préfère le « conflit nécessaire entre poèmes / et images […] / cette lutte entre immédiat de la photographie / et permanence des mots poèmes / annexion de l’instant à la durée / afin d’éprouver de l’une à l’autre l’élasticité / soumise au rythme archaïque du fleuve […] ». Pari, ici aussi, pleinement réussi."

Vincent Tholomé, in Le Carnet et les Instants, février 2015.

"Les poèmes de Delaive ne donnent jamais la sensation d'une beauté recherchée ou construite. La beauté est pourtant là. En cette fin d'année 2014 paraît un long et superbe poème consacré à la Meuse fleuve nord, où le poète parcourt tout autant sa propre vie que le cours du fleuve : magistral !"

Gérald Purnelle, in Karoo, n°2, 11/2014. 

 

"Poète, romancier mais aussi photographe, l'écrivain liégeois Serge Delaive, prix triennal de poésie Wallonie-Bruxelles 2014, publie un long "poème-fleuve" dédié à la Meuse, qu'il a suivie depuis sa source jusqu'à son embouchure. Une descente aventureuse vers la mer du Nord, faite de rencontres et de réflexions, qu'il accompagne de ses photographies.

Les premières lignes de "Meuse fleuve nord" partent de Liège, avec "son nom de complaintes et de brumes", évoquent également Herstal - "j'ai appris l'amont l'aval" - mais ne sauraient ignorer non plus la sœur jumelle, "hautaine Maastricht / dont on est jaloux parce que de la fratrie / c'est la plus belle et que tout lui réussit". C'est dire qu'ici, il ne s'agit pas d'un texte hermétique, réservé aux seuls initiés de la matière poétique. Serge Delaive, né à Liège en 1965, et auteur déjà de nombreux recueils poétiques et romans, n'a d'ailleurs jamais cultivé le repli dans les petits cénacles académiques ou les refuges pour théoriciens bavards. Tout son parcours est celui d'un écrivain-voyageur, ouvert au monde, à ceux qui le peuplent et l'habitent de leurs cultures, de leurs émotions vivantes.

La Meuse des fabriques à l'agonie

C'est donc une longue descente qu'il propose, au fil de l'eau et des péniches, de ses bâtiments, écluses, quais, mais aussi au fil des paysages: tantôt verts et encore campagnards, depuis le plateau de Langres. Tantôt (dés)industrialisés, larges cheminées fumantes des centrales nucléaires, ou fabriques à l'agonie, quand on arrive à Ougrée là "où la Meuse fleuve nord / régurgite les emplois laminés par milliers", là aussi où "quand ceux qui se sont remplis les poches / vous renvoient d'un coup de pied dessous la ceinture." On le voit, le propos de l'écrivain englobe non seulement le fleuve, mais aussi son histoire, son contexte économico-géographique, et sa transformation encore, lorsqu'au hasard d'une frontière "Meuse" se mue en "Maas": d'autres types de construction pour les humains, d'autres formes d'existences, dans une langue étrangère qui sinue comme le fleuve en une sorte de jeu de piste, mais où la collectivité trouve sa place.

La mémoire personnelle

La Meuse devient un fil d'Ariane, ce fil d'acier industriel bientôt rompu, ce fil de nylon pour les pêcheurs, ce fil poétique évidemment pour l'écrivain, qui aborde également aux rives de la mémoire personnelle. Le fil des origines, celui des identités toujours recomposées par l'écriture, celui des plus lointains voyages et des errances solitaires ou communes. Cette "Meuse fleuve nord" de Serge Delaive se lit et se regarde, en images noir et blanc ou couleurs, comme le beau cahier d'un (aller) retour au pays fluvial. Tous ceux qui aiment les fleuves, et pas seulement celui qui traverse Liège, prendront plaisir à accompagner Serge Delaive dans ses pérégrinations. La présentation de l'ouvrage, en un élégant format carré, signe aussi la nouvelle direction graphique que prennent désormais les éditions (liégeoises mais pas seulement) Tétras Lyre, au sein d'une équipe conduite par Primaëlle Vertenoeil."

Alain Delaunois, RTBF, 12 novembre 2014.

 

Embarquement immédiat !

Meuse fleuve nord roule en moi comme à travers Liège
Son nom de complaintes et de brumes
Enfin, un poème-fleuve ! Le magnifique dernier-né de Serge Delaive est un poème au long cours de 1.284 vers, pas moins. On savait déjà que le Liégeois ne manque pas d’air ; eh bien, on confirme : le poète-nageur-rameur-marcheur-bateleur ne manque pas de souffle non plus.
Ah, depuis Pouilly-en-Bassigny - la source, le premier pont – jusqu’au bout du bout de la Maas des Bataves, c’est qu’il la rudoie, la Meuse endormeuse de la Belle Lorraine, notre Beau Serge, et qu’il se paie les powètes, le Pépéguy qu’est pas son Charlot et l’Arthur, le poète-président de Charlevilletouristique-les-Boutiques, quand il ne salue pas ses potewètes à lui, les Karel-Antonio et consorts.

Embarquons avec lui, à bord de la péniche « Le Ventre de la Baleine », le capitaine s’appelle Eric et le mousse, c’est Geert, in ‘t vlaams comme en wallon. Larguez les amarres !

Christian Libens, Revue Générale, 2/2015.  

Serge Delaive | Meuse fleuve nord

Meuse fleuve nord, poème & photographies, Tétras Lyre, Liège, 2014.

Le livre peut aussi être obtenu en ligne via le site de l'éditeur : http://www.editionstetraslyre.be/