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Une langue étrangère

Extraits

Amour loup

Elle m'a fait l'amour
sur la nuit qui oscillait
elle se glissait le long
de l'arbre que j'avais planté
au bas de mon ventre
puis le matin est venu
lumière huileuse dans la chambre
qui prenait forme ce rectangle
une cage pour animaux sauvages
le matin des loups affamés
j'ai grogné j'ai hurlé
elle a pris peur et s'est rhabillée
dans la précipitation
comme elle se penchait
pour enfiler sa petite culotte
j'eus le temps d'apercevoir
ce fragment de ciel rouge sanguin
ce ciel étroit si perpendiculaire
par où l'arbre s'était épanoui
entrée secrète de mondes ramifiés
elle est partie en claquant la porte
seul à nouveau je hurlais
et reniflais l'odeur de chair
tressée dans les draps tièdes.

La montagne

Voyageur
Si tu parviens au sommet
Tu trouveras
Dissimulée à l'abri
D'un rocher
En forme de poing tendu
Une stèle
Où sont gravés ces mots
« Toi qui passes
Comme toute chose
Avant de t'en aller
Elève le regard
Car jamais le soleil ne fut si proche »
Sache cependant, voyageur
Qu'il y a bien longtemps déjà
Un homme incisa la pierre
Pour y abandonner ces mots
Et que cet homme
Revint aveugle dans la vallée
Il revint aveugle et sans regrets
Ses joues conservèrent
Des années encore
L'éclat rouge
D'une exaltation intense.

Ménez-Hom  

Le vent souffle de l'ouest
et la pluie diagonale
gifle mon visage engourdi
au sommet de la colline
je tourne sur moi-même
doucement mon troisième œil
s'éveille à l'intérieur
et s'ouvre sur l'extérieur
je regarde dedans dehors
les nuages pansus qui accourent
depuis l'océan furieux
éraflant la fin des terres
les arbres qui ondulent
et mon cœur débile qui bat encore
malgré ma décision d'en rester là
je tourne derviche en extase
me vient une vision du présent
une intuition lucide et intacte
le moment étend ses tentacules
de longs bras chiffonnent l'instant
je regarde à la fois dedans et dehors
d'un côté la déchirure des falaises
les fleuves les îles de brume
les baies lacérées la forêt ancestrale
où coule la légende de mon sang
de l'autre côté mon amour d'Asie
avec au centre nos enfants mélangés
beaux comme les dieux païens de demain
sur cette terre des confins
là où tous les soleils se couchent
je vois le muscle rouge qui se contracte
derrière la rétine de mon troisième œil
j'ai compris qu'ici seulement
commencent nos histoires
qu'ici tous grandiront sans moi
je commande a mon cœur
de rester immobile
et je tourne encore
quand le papier froissé des paysages
intérieur extérieur
qui dessine en filigrane
le passé du présent
le présent du présent
et le futur du présent
lentement s'efface
derrière mes paupières closes
où plus rien ne palpite.

Demeure

Vénus brille solitaire en juin
dans le ciel tardif du solstice
et moi assis au bord de la route
j'implore les dieux du dessous
afin qu'ils me ramènent à la maison
je me suis perdu il y a si longtemps
que je ne me souviens plus du chemin
que je ne me souviens plus de mon nom
toi dis-moi que faire sinon
répéter sans cesse cette litanie
ô ramenez-moi à la maison
ô ramenez-moi à la raison
mais Vénus dans sa lumière glaciale
et les dieux insensibles du dessous
n'entendent pas ma voix
dès lors je n'ai plus d'autre choix
il me faut rester seul au bord de la route
dans la douceur trompeuse
du dernier été à s'abattre
sur les lambeaux de ma mémoire.

(c) L'Arbre à paroles


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Presse

 "Serge Delaive n'est pas un élégiaque : il est au-delà : Cette fois encore je ne trouverai rien / Sinon la blessure du soleil au petit matin. « Écorché » sentirait le cliché, « blessé », l'indiscrétion. Il écrit au couteau des poèmes qui ne s'embarrassent guère de joliesse ou de coquetterie formelle. Pourtant l'humour (gris), le sens du rythme (jazz), un art de la formule ou de la figure sont bien là...Poèmes sombres et rouges à la fois, pudiques-impudiques... Mais aussi l'amour, le désir, les enfants, l'amitié, la poésie, l'écriture. Langue étrangère : d'abord parce que Delaive s'essaie avec bonheur à quelques poèmes écrits directement en anglais, italien ou espagnol...Mais sans doute aussi pour dire que la langue est toujours étrangère à l'expérience, à la douleur : Je parle une langue morte.Le poème est inhabitable, conclut-il. Pourtant un homme est tout entier l'occupant lucide de ces poèmes-là."

Gérald Purnelle, in Culture, le magazine culturel de l'Université de Liège.

 

"Serge Delaive, dont on sait depuis longtemps qu'il est un poète sauvage, un barbare atypique qui ne met pas les formes, écrit comme bon lui chante, ce qui prend parfois la fomre d'un roman, parfois celle d'un poème... Voici des poèmes très personnels, d'une belle évidence, qui coulent dans un vers libre, sur un mode narratif... S'il se met lui-même en scène..., il se montre sans s'exhiber, en vie, en action, avec ses heures d'angoisse et de ses moments de joie. Tout parait vrai...mais sans impudeur, qu'il s'agisse des enfants, de la compagne, des voyages, du sexe, de l'écriture ou des amis. Des mots nouveaux décrivent une avancée vers une sérénité nouvelle."

Quentin Louis, in Le Carnet et les Instants, n°155.


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Serge Delaive | Une langue étrangèreUne langue étrangère, poèmes, L'Arbre à paroles, avec une illustration originale de Marilu Nordenflycht, Amay, 2008.