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L'homme sans mémoire

Extraits

Un faucon s'introduisit dans le ciel incolore. Silhouette d'encre à contre-jour, il décrivit des cercles ascensionnels en lançant de brefs sifflements éraillés qui déchiraient le silence en deux parties égales avant de courir se répercuter contre les crevasses et les créneaux des sommets bleu foncé. C'est au cri plutôt qu'au mouvement que Ney avait réagi. Il s'exhuma de sa léthargie. Ses paupières s'étaient rapidement baissées puis relevées, en un clignement. Ses yeux restés trop longtemps ouverts, écarquillés, étaient à nouveau humides. Son regard avait ensuite fouillé le ciel à la recherche du rapace et de ses trajectoires parfaites jusqu'à ce qu'il finisse par l'accrocher, là-bas, dans le v que dessinaient deux pitons rocheux. Durant cette journée alourdie d'un faucon lent, si lent qu'il semblait piétiner le soleil, Ney avait alors suivi le rapace qui disparaissait, mimétique aux flancs des montagnes, et réapparaissait plus loin, à l'endroit prévisible, dans l'inclinaison de la lumière. Mais quand l'oiseau avait viré, prédateur habile venu se placer contre le disque du soleil, Ney avait dû plisser les yeux en deux fentes qui tremblaient, diluant l'encre noire du profil du faucon dans le blanc laiteux, jusqu'au moment où il lui fallut abandonner la partie, et river son regard au sol gras de neige fondue, cette terre prise de panique, taches vertes et sombres contre scintillements de lumière bleutée, comme d'hallucinantes éphélides sur la peau du monde.

Les incrustations de lumière cisaillaient encore ses rétines. Le punissaient d'avoir osé toiser le soleil. Il s'efforça de compter un à un les cristaux dans ses yeux. Ney reprit peu à peu pied dans l'instant. Plus que la lutte inégale avec le rapace, c'était les palpitations dans ses mâchoires endolories qui l'obligeaient à s'extraire de lui-même. Il s'aperçut qu'il n'avait pas cessé de grimacer, plongé qu'il était dans ses supputations, à recouvrir de ses propres images le rêve de sa sœur. À son insu, ses mains s'étaient figées. Elles ne massaient plus les côtés de son visage. Au contraire, les extrémités de ses doigts exerçaient une pression constante sur l'angle de sa mâchoire inférieure. Ce qui, ajouté au rictus maintenu depuis de longues minutes, causait cette douleur spasmodique à l'endroit précis où ses dernières phalanges, blanchies, appuyaient. Là, un battement suivait avec un léger décalage le rythme de son cœur.

Ney changea d'équilibre. Il quitta la position accroupie. Le sang regagnait ses jambes dans un léger fourmillement. Il se redressa en prenant appui sur la rambarde. Il fit courir son regard sur les contreforts des montagnes, au sud, laissant vagabonder les taches qui s'estompaient au fond de ses yeux. Il remonta ensuite vers les sommets couverts de neige, dans l'espoir de distinguer derrière les éclats la silhouette de l'homme. Ou celle de l'ours. Mais il se laissa immédiatement distraire par un mouvement brusque à l'extrémité gauche de son champ de vision. Sa tête pivota aussitôt dans cette direction. Tout d'abord Ney pensa qu'il s'agissait d'un mauvais tour que lui jouait la tache dans ses yeux, ranimée au contact de la neige des sommets. Puis il fouilla les différentes profondeurs du paysage. Il sentit qu'il avait exagéré le mouvement de rotation vers la gauche, probablement induit en erreur par la confusion des limites. Il s'adapta et pivota en sens contraire, de quelques degrés vers la droite. Juste le temps de trouver ce qu'il cherchait : l'accélération du faucon qui plongeait en piqué vers une proie invisible après avoir lancé le glas de son cri aigu et bref, que prolongeaient en écho atténué les parois du cirque de montagnes. Le cri transperça le silence ouaté, exactement comme une flèche se plante dans une botte de foin. À travers la distance, le cri donnait consistance au silence alors que, jusque-là, il résistait, impalpable.

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Presse

"Il est des rencontres littéraires qui marquent notre vie, à tout âge. La lecture d' « Argentine » de Serge Delaive, paru récemment à la Différence, avait déjà fait naître des images inoubliables comme ce photographe des nuages dont l'appareil ne pouvait plus pointer sur un monde terrestre en décomposition. La poursuite de la découverte de l'œuvre de Serge Delaive, écrivain et poète né à Liège en 1965, nous a menés à « L'Homme sans mémoire », livre inclassable d'une invention poétique exceptionnelle, faisant appel à une acuité sensorielle extraordinaire et à l'animal qui est en nous. Récit en dehors du temps, magie des images et des émotions, « L'Homme sans mémoire » hante la nôtre."

 Librairie du Rivage, Royan.

"Serge Delaive mentionne dans une note à la fin de l'ouvrage que L'homme sans mémoire trouve son origine dans Le temps du rêve. Un roman, paru aux éditions Les Eperonniers en 2000, écrit sous le pseudonyme d'Axel Somers et qui l'a embarrassé dès sa publication en raison de son caractère inabouti. Serge Delaive  a dès lors effacé Le temps du rêve de sa bibliographie et de sa mémoire. C'est donc une histoire inconnue qu'il retrouve par hasard quelques années plus tard et qu'il commence à parcourir avec appréhension, poue être envahi, en fin de lecture, par l'envie de la reprendre afin de la développer et de lui donner une autre dimension.
L'homme sans mémoire fonctionne donc sur un principe de strates d'écriture dont certaines ont été effacées pour être remplacées par d'autres. Ce procédé particulier qui conditionne l'élaboration du roman n'est pas sans rapport avec son propos. La genèse, la forme et le fond du roman résultant en quelque sorte d'un phénomène global de palimpseste.
L'homme sans mémoire mêle une série de figures différentes qui vont de l'enfant au vieillard, de l'homme à la femme en passant par l'animal. Mais malgré leur diversité et le principe apparent de morcellement formel qui sous-tend le roman, celui-ci est divisé en trois parties composées de brefs chapitres et se termine par un épilogue intitulé "Débâcle", ces figurent participent d'un motif commun  et fonctionnent en résonnance les unes par rapport aux autres. Elles se trouvent en effet engagées dans une fuite en avant, cherchant à atteindre un horizon (celui des certitudes) par définition inaccessible, une fuite qui s'accompagne de douleur, d'angoisse et qui s'achève dans l'oubli, dans les profondeurs d'un sommeil où plus rien ne se passe.
La chasse à l'ourse, dont il est question dans la première partie du roman, fonctionne comme une mise en perspective de ce poncif. Dans une marche éperdue à travers la neige, les pensées du chasseur et de l'animal sont renvoyées dos à dos, leurs peurs et leurs souffrances dues à la faim et au froid sont similaires, leur besoin de compréhension se révèle identique... Un cheminement initiatique plutôt qu'une poursuite où l'un prend la place de l'autre. L'ourse finit par suivre les traces de l'homme, mais pas pour l'attaquer comme l'exigerait l'instinct de survie. Un comportement qui procède d'une ultime curiosité envers la vie, avant d'y renoncer définitivement et de se laisser recouvrir par la neige et de disparître sous elle. Selon un procédé de renvoi, une fin analogue est réservée au chasseur qui, dans la troisième partie de l'ouvrage, est enseveli sous une avalanche. A l'instar de Moby Dick, il est question dans L'homme sans mémoire d'une lutte à mort, non pas tant celle que l'on réserve à l'autre dans une logique de traqueur-traqué, mais celle surtout qui attend chaque être.
D'autres fils rouges parcourent le roman. Comme cette dimension de l'effacement qui gagne la matière, les mots et les souvenirs, à l'image d'un paysage montagneux qui s'efface sous les couches successives de la neige ou d'une plage dont les traces laissées par les marcheurs se trouvent balayées par le mouvement inlassable des vagues. Une perspective générale de disparition qui conduit à une interrogation récurrente, quasi obsessionnelle relative au temps. Le roman met en place un temps perçu selon un processus d'extensibilité, comme un présent étiré tantôt vers l'arrière, tantôt vers l'avant, dans une flexibilité constante qui remet en cause les notions de futur, de passé et ébranle la possibilité même de mémoire.
Conformément au titre du roman, l'être vivant se révèle sans souvenir, sans mémoire. Incapable de rien emporter, il ne peut rien perdre, c'est en cela que "Vivre n'est pas une défaite" comme le relève l'une des dernières phrases du texte. Une vision qui explique peut-être l'importance accordée au rêve qui obéit lui aussi à une temporalité spécifique.
L'homme sans mémoire se nourrit d'un réseau lexical riche et précis. Il déploie un style poétique de qualité et efficace où les mots sont pesés à leur juste valeur et mettent en place une série d'oppositions jouant notamment sur l'intérieur et l'extérieur, l'introspectif et le descriptif. Une écriture tournée également vers les éléments naturels qui fait appel aux sens, aux sensations : la chaleur, le froid, la douleur, le plaisir... pour aboutir à un texte qui se teinte des accents d'un roman d'aventures, d'un récit à la fois mythique et légendaire."
Laurence Ghigny in Le carnet et les instants n°152

"... Tout au long de ce roman, hanté par la faim, la soif et la mort, on passe d'un personnage à l'autre. Sont-ils cinq ? Sont-ils quatre ? La question importe peu, finalement, tant on est pris par le texte, dense, énigmatique, plein de couleurs, jetant des ponts entre lieux et moments, entre réalité et rêve... Un roman attachant."
Lucie Cauwe, in Le Soir.

"L'homme sans mémoire, propice à la dérive, renverra le lecteur à ses solitudes, au noyau de son être. Entre rêve et philosophie méditative."
Florence Schennen in Indications.

 


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Serge Delaive | L

L'homme sans mémoire, roman, La Différence, Paris, 2008.