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Poèmes sauvages

Extraits

Grand froid

« Quel poète es-tu donc? »
La question incongrue que tu me posais
comme tu enfonçais tes yeux verts
en moi qui te contemplais
peut-être pour la première fois
ou la dernière qui sait
est montée en vrilles dans l'air
avant d'atterrir sur le sol
feuille morte parmi tout ce qui meurt
pendant ces saisons interminables
que je traverse et qui se prolongent
je crois qu'en passant
ta question a glissé sur moi
elle m'a frôlé mais je n'ai pas bougé
parce que moi je ne le connais pas
je ne le connais plus ce type
que tes yeux verts transpercent
j'ai pensé au ressac de l'océan
sur une plage de Patagonie
que j'ai foulée il y a longtemps
si longtemps que ce n'était pas moi
mais quelqu'un d'autre qui passait par là
et resquillait dans ma mémoire
je crois que, distrait, je t'ai demandé
« Poète ? Moi ? » puis les secondes
ont valsé dans le vent et les arbres
mais tes yeux verts insistaient
alors j'ai dû ajouter ceci
« Tu peux me comparer à la mer
qui chante une langue étrangère »
je ne suis plus certain de ma réponse
pourtant appropriée quand j'y songe
(il me semble avoir écrit ailleurs
ces mots lâchés par dépit)
mais je n'ai pas oublié
tes yeux verts tournés vers le sol
dénombrant les feuilles mortes
comme tout ce qui meurt avec moi
j'ai compris que tu avais froid
et qu'il était temps que tu t'en ailles.

Le miroir

Elle se déshabille devant le miroir
dans la lumière oblique du soir
elle enlève sa petite culotte
elle laisse son soutien-gorge
emprisonner le galbe de ses seins
et les tétons tendus comme
des boutons prêts à éclore
Je possède deux yeux
pas assez pour capter à la fois
la courbe de ses fesses
la cambrure de ses hanches
qu'agacent ses longs cheveux noirs
et le reflet de sa main
qui s'enfonce dans l'entrejambe
sous le tatouage d'un cœur brisé
Son regard rit de mon désir
érigé à l'envers du miroir
puis il y a sa bouche à peine ouverte
Mon amour approche vite
il faut que je vérifie encore
si mes yeux m'ont menti
et surtout si le miroir
ce traître qui joue de ma jalousie
ne garde pour lui seul
ce qu'il m'a promis sur son versant.

L'Eugène

                              Pour Eugène Savitzkaya

On ne se connaît pas
On se croise depuis mon enfance
Le puits étrange de son adolescence
On se retrouve ici ou là
J'entends qu'il est parti chercher
Les champignons ou l'herbe rare
En enfance je le feuilletais intrigué
Dans la bibliothèque de mes parents
Cœur de schiste Mongolie plaine sale
Je ne comprenais pas pour moi
C'était l'enfance des corsaires
Et des trimardeurs maintenant j'ai lu
Dévoré les mots de l'inventeur
Qui sait refuser s'emporter
Choisir la difficulté le fou
Et la fidélité des jours anciens
Il a traversé les mailles du filet
L'Eugène aux livres plus grands que terre
Cette glaise où il arrime ses pieds
Pour que sa tête avec ses ailes s'en aille
Et si tu fouilles si tu racles le limon
Où la vie grouille et germe
La boue qu'il arpente ce vagabond
Tu découvriras les pieds d'Eugène
En forme de pattes d'albatros.

Naufrage

J'ai fait tomber la pluie
pour tirer un rideau
sur la fenêtre de cette chambre
où je vacille
Je me suis couché dans le lit
trop grand ce radeau
qui m'emporte sans détours
vers de piètres naufrages
J'ai fait tomber la pluie
facile dans ce pays où
docile elle obéit toujours.

© Serge Delaive et Maelström éditions.


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Presse

"Qu'elle entraîne avec elle l'art sous toutes ses formes, le sexe ou le cerveau, la poésie est là pour le plaisir des yeux, des sens, de l'esprit et pour le rêve parce qu'elle chante en toutes les langues... Les mots sur la page ont le secret pouvoir de sauver le plus sauvage."
Jeanine Paque in Le Carnet et les Instants.

 


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Serge Delaive | Poèmes sauvagesPoèmes sauvages, Maelström, coll. Bookleg N°30, Bruxelles, 2007.